Etude qualitative sur les pratiques de consommation des usagers de drogues dans l’espace public lausannois
Abstract
Cette étude avait pour objectif de comprendre, dans une perspective microsociologique, les pratiques de consommation des usagers de drogue présents et visibles dans l’espace public lausannois.
La méthode ethnographique a été privilégiée – soit une cinquantaine d’heures d’observation in situ, réparties sur douze semaines entre mai et juillet 2019. Cette méthode a favorisé notre familiarisation avec le mode de vie des personnes toxicodépendantes et nous a permis de récolter les témoignages d’une trentaine d’entre elles. Ces données ont été complétées par des entretiens (n=6) avec des professionnels de première ligne.
L’espace public observé se déploie principalement entre la place de la Riponne et le quartier du Vallon. Ce territoire apparait en effet à la fois comme un lieu de marché et un lieu de socialisation pour les personnes concernées.
L’analyse met en évidence quatre profils aux pratiques de consommation distinctes, bien que les usagers rencontrés soient pour la plupart polyconsommateurs de substances illicites.
Le premier profil (n=6) renvoie à des personnes dans une phase de consommation « intensive ». Ces usagers sont relativement jeunes, dans la vingtaine voire en début de trentaine. Leur quotidien s’organise essentiellement autour de la recherche de produit et sa consommation, une consommation qui est plus compulsive que gérée ou planifiée. L’état de manque provoqué par l’addiction est un élément déterminant pour comprendre leurs logiques d’actions. Ces usagers envisagent les toilettes publiques, tout comme certains parkings ou d’autres lieux fermés, comme autant de solutions pratiques qui leur permettent de consommer rapidement tout en étant proches du centre-ville et à l’abri des regards. Les usagers de crack ou de produits par injection (héroïne ou cocaïne principalement) sont pour la plupart des consommateurs en phase « intensive ». A noter que suite à l’opération « Deal de rue » dès l’été 2018, un déplacement du deal de cocaïne rend l’accès des consommateurs à ce produit plus long, stressant et incertain.
Le second profil (n=11) réfère à des usagers en moyenne plus âgés, dont un grand nombre représentent d’anciens consommateurs d’héroïne en traitement agonistes opioïdes (TAO). Ces personnes ont développé un rapport plus « stable » à leur consommation, rapport qui se double bien souvent d’une vie plus structurée au niveau du logement et d’un engagement plus fréquent dans des activités ou des formes d’emploi adaptés. De manière assez logique, elles sont moins susceptibles que les personnes en phase « intensive » de consommer du crack ou de pratiquer une injection dans des lieux publics. Pour ces usagers, la Riponne est non seulement un lieu de marché, mais aussi voire surtout un lieu de socialisation. Leur présence dans cet espace public est devenue, pour certains, une forme de normalité, ils y passent une partie ou l’entier de leur journée pour échanger entre pairs.
Le troisième profil (n=7) concerne des usagers de drogue sans domicile fixe. Ces personnes organisent leur « survie » grâce au dispositif à bas seuil d’accessibilité présent à la Riponne et dans les environs. Par ailleurs, ils trouvent des manières de s’en sortir dans les potentialités offertes par les réseaux informels associés au milieu de la vente et de l’achat de produits illicites au niveau local. L’inscription dans le microdeal ou « deal de fourmi » en est une, tout comme la revente d’une partie de son traitement médical (TAO). S’engager dans une « économie souterraine » pour assurer sa survie est une stratégie qui apparait aussi dans les autres profils identifiés, mais les usagers sans domicile fixe en sont certainement les plus « captifs » du fait de leur précarité et de leur dépendance.
Le quatrième profil (n=6) englobe des consommateurs « cachés » et des revendeurs. Ces personnes disposent en général d’une source de revenus fixe par l’emploi. La pratique de l’injection n’est, semble-t-il pas (ou plus) de mise dans ce groupe. De même, s’il est possible que certains usagers « cachés » fument du crack, il est peu probable qu’ils le fassent dans des lieux publics, mais plutôt en privé, chez eux ou chez des amis. Alors que les trois autres profils identifiés se caractérisent à la fois par une forte visibilité dans l’espace public, et pour certains, par un degré de précarisation élevé, les consommateurs « cachés » et les revendeurs sont plus discrets. Les risques qu’ils encourent en se dévoilant peuvent avoir des conséquences importantes sur leur système de vie et leur emploi. Ils fréquentent la Riponne de manière ponctuelle mais régulière, et le plus souvent dans un but très précis : acheter et consommer rapidement sur place ou écouler de la marchandise.
De toutes les personnes rencontrées, les injecteurs et les usagers de crack ou d’héroïne par inhalation sont les plus susceptibles de consommer « à la sauvage », dans les toilettes publiques, dans les parcs ou dans tout autre lieu abrité et caché. Ces conduites s’observent le plus souvent chez les usagers en phase « intensive », qu’ils soient ou non sans domicile fixe. Plus globalement, les raisons qui expliquent les variations de la consommation dans l’espace public tiennent à la fois au rapport personnel qu’entretient l’individu à sa dépendance (phase intensive, phase plus stable, etc.), à sa définition de ce qu’est – ou devrait être – la consommation de drogue (goût pour l’acte convivial, être à l’extérieur, dans la nature, etc.), au niveau de précarité dans lequel il se trouve, ainsi qu’à des variables plus situationnelles relatives aux opportunités et circonstances du moment.
Dans l’ensemble, certaines personnes maintiennent, alors que d’autres modifient leurs habitudes en fonction de l’évolution du contexte local, et en particulier vis-à-vis des mesures sécuritaires ou sanitaires mises en oeuvre ces dernières années à Lausanne. Les pratiques analysées sont par conséquent marquées par des dimensions de continuité et d’adaptabilité, deux aspects importants pour penser et agir sur le phénomène de la consommation de drogue dans l’espace public.